À partir d’une question de sémantique et de vocabulaire, réflexion sur le potentiel collaboratif de différents types d’outils numériques.

Le point de départ : une question de vocabulaire

J’ai été récemment activée par une « polémique » autour des mots coopération et collaboration sur LinkedIn. Plusieurs posts (ici et ici par exemple) reprennent l’idée que la coopération serait « supérieure » à la collaboration, puisque dans la coopération, ce qui est central, c’est l’œuvre (opera) alors que dans la collaboration, c’est le travail (labora).

En effet, et c’est justifié, la dignité du travailleur, c’est d’être associé à la réalisation, à la finalité. Il y a une aliénation à ne voir qu’une partie du processus, dans un travail à la chaîne par exemple, tandis que l’artisan qui réalise un objet du début à la fin acquiert, lui, presque une dignité d’artiste !

India 2019 – Karan – wikimedia licence CC BY-SA

Cependant, dans l’esprit des dialogies telles que prônées par InsterCoop, qui rejoint le paradigme « le chemin autant que le résultat » vécu à l’Université du Nous, cela ne me semblait pas ajusté. Cela n’était pas clair pour moi, cependant la posture de Serge Levan, me semblait devoir être prise en compte. Elle décrivait la collaboration comme une forme de coopération plus exigeante car par action conjointe forcément (et non par action séparée), et qui, de fait, en faisait un art collectif spécifique, voire même l’art collectif par excellence.

Aucun intérêt de dire « c’est moi qui ait raison, la collaboration, c’est mieux que la coopération ! ». Alors, que faire de ce sentiment désagréable, de ce goût amer de quelque chose d’un peu faux. Creuser, comprendre, trouver du sens, et l’exprimer.

Le fruit de cette réflexion

Ce qui m’est apparu, c’est que pour mettre l’œuvre, le résultat cible, au centre, il fallait bien qu’un résultat soit défini. Et qui doit le définir ? Si c’est une seule personne, on est bien sur une coordination essentiellement externe au groupe (ou par un individu du groupe, mais en tous cas pas par le groupe lui-même). Pour moi, le fait même de décider l’œuvre qui est au centre est un vrai travail, d’autant plus s’il est fait « en collaboration », et plus précisément en co-élaboration. Un travail qui est un préalable. Mais dans une boucle qui n’a pas forcément de fin, le groupe peut élaborer de façon dynamique sa cible puis la réaliser, puis aller plus loin de la même manière. Et ce, de façon potentiellement liée à une œuvre plus large, définie préalablement de façon individuelle ou collective, à laquelle les membres du groupe se seront associés. Cette définition d’objectif commun, principal ou intermédiaire, est pour moi le travail différenciant, et ainsi la collaboration est indispensable au faire ensemble.

Des outils pour la coopération ou la collaboration

Appliquons ces réflexions aux outils de collaboration numérique. Cela me fait rire : les éditeurs de solutions logicielles se targuent tous de proposer l’outil ultime de collaboration, celui qui va révolutionner les pratiques d’équipe, simplifier, rendre plus agréable. Si nous comprenons les ressorts de la collaboration et de la coopération, nous savons discerner les outils utiles, et ceux qui peuvent apporter de la confusion. Je vais évoquer ici plutôt les outils asynchrones ou partiellement asynchrones : pour les outils synchrones (appel téléphonique, visioconférence), on peut en référer aux règles d’échange classiques et aux pratiques usuelles de collaboration (avec utilisation de pratiques type médiation, CNV, facilitation, gouvernance partagée, par exemple).

Les réseaux dits sociaux

Les échanges se font à partir de posts c’est-à-dire d’un contenu proposé par une personne, contenu créé dans le but de se faire de la publicité, ou de partager une information – le but ultime étant tout de même, le plus souvent, de générer des posts et des like, et pas de produire de la connaissance. Les commentaires ne servent qu’à qualifier cette demande de reconnaissance.

-> Outils globalement inutiles pour la coopération ou la collaboration

Corentine informe sur son activité sur LinkedIn, de façon très pro !

Les boucles de type WhatsApp

Ici on peut mettre un projet au centre (exemple : « préparation de l’anniversaire de XX »), mais souvent une boucle = un groupe de personne. Rien n’est au centre. Les commentaires s’empilent sans savoir qui répond à qui, on ne construit pas, on ne fait que réagir (avec les émoticônes ou quelques mots), ou encore proposer quelque chose. Cependant il faut être très sobre dans ses propositions, car chaque utilisateur reçoit des messages de groupes si nombreux – d’autant plus nombreux que sa présence dans ces groupes nourri son besoin d’appartenance à des communautés – qu’il ne peut en général pas suivre les conversations.

-> Outils utiles seulement pour informer et non travailler ensemble, et seulement si les membres ont vraiment choisi le groupe (priorisé parmi les autres auxquels ils sont abonnés, s’il y en a beaucoup) et qu’ils se sont engagés à le suivre

Les kanban et outils de gestion de projet (Trello, Wekan, et autre kanban intégrés)

On est là dans de très efficaces outils de coopération : assignation des tâches à untel ou untel, suivi de leur progression, discussion autour des tâches. Le projet est bien au centre. Cependant, l’outil ne laisse pas d’espace pour la co-élaboration des tâches : chaque membre de l’équipe rédige les tâches qui lui semblent utiles. Tout se fait dans un projet qui doit donc avoir une unité claire et souvent portée par une seule personne (en méthodologie Agile, c’est le Product Owner) -> Outils utiles pour la coopération, mais pas adapté à la co-élaboration

Image by: Jeff Lasovski. Modified by Opensource.com

Les pads et autres outils d’écriture collaborative

Je ne sais pas si on peut parler d’outils seulement asynchrone, car là où ils sont le plus utiles, c’est pour la prise de note collective lors d’une réunion. Peut-être que leur intérêt va s’amenuiser avec l’essor de l’IA, qui fait des comptes-rendus de réunion automatisés plutôt sympas ! (même si pas toujours pertinents…) ? Déjà en synchrone, ça peut être le cafouillis de les utiliser vraiment à plusieurs, si on ne sait pas qui doit faire quelle partie, ou qui fait le premier jet et qui corrige les fautes (C’est du vécu ! Peut-être que ça vous est arrivé aussi ?). En collaboration asynchrone, ils sont carrément décevants : on ne sait pas simplement qui a dit quoi et quand, en réaction à quoi. Ecrire véritablement à plusieurs mains du contenu novateur et différenciant (production littéraire ou de connaissances par exemple) est extrêmement complexe

-> Outils utiles pour créer un document, par exemple un devis, une proposition, si on s’est partagé les tâches au préalable (attribution des parties ou workflow de relecture/validation) et qu’on est assez d’accord dès le départ sur le contenu.

Personnellement, je privilégie un éditeur simple avec un type de fichier markdown (.md). Il permet, s’il est mis sur un partage de document comme NextCloud, l’écriture collaborative sans nécessiter de moteur d’écriture spécifique. De plus ces documents se rangent dans une arborescence de fichiers classique, c’est pratique !

Les forums

Ils étaient les premiers outils à succès du web ! A mon sens, ils ont vraiment ouvert le champ des possibles quant à la collaboration asynchrone telle que permise par le numérique et internet ! Et force est de constater qu’ils ont permis de produire et d’échanger de la connaissance. Deux défauts cependant, qui expliquent peut-être pourquoi la « mode » des forums stagne depuis plusieurs années.

1/ Ils sont ouverts ou en tous cas fédèrent de nombreuses personnes, on peut ainsi s’adresser à une grande communauté. C’est à la fois une force et une faiblesse. Si on transpose cela au monde réel, on imagine bien qu’il est difficile d’avoir une implication de tous les membres, donc du « travail » d’élaboration, justement du fait de ce nombre : cela fonctionne bien avec un noyau de membres qui se connaissent. Et là encore, si l’espace est trop « ouvert », il peut être parasité par des personnes qui en profiteraient pour uniquement « consommer » des informations, ou passer leurs informations à eux. Que ceux qui n’ont jamais été sur un forum uniquement pour avoir une réponse à leur question, lèvent la main ! Mais que c’est démotivant d’avoir l’impression de donner de l’aide « à fond perdu », encore plus si ce sont toujours les mêmes qui répondent, et que les newbies posent toujours les mêmes questions sans consulter l’historique…

2/ Justement cet historique… il est plutôt obscure tout de même, et les recherches d’information sont difficiles. Peut-être l’IA va pouvoir outiller cela, mais les informations restent contenus dans les fils, sans synthèse, sans covalidation de la connaissance – à part peut-être dans ces forum où on peut préciser quelle réponse a été aidante, mais c’est très limité.

Et le projet ?

Enfin, en plus de ces défauts, ce n’est pas un projet qui est au centre, mais une question (en fait : le projet d’une personne d’obtenir une réponse à sa question). Et qu’est-ce qui motive chaque participant à répondre, mis à part faire valoir sa connaissance du sujet (et peut-être un peu d’altruisme ou du moins la volonté de prouver que le logiciel qu’on utilise, dans le cas par exemple d’un forum d’utilisateur d’un logiciel, est génial) ? -> Outils utiles dans quelques groupes d’experts, et/ou en présence de modérateurs

Les « plateformes collaboratives » : Slack, Mattermost, Rocket.chat, ou autres outils où on discute dans des « fils » à l’intérieur de groupes

Là, on s’approche d’un espace sécurisé, où on peut définir, par exemple, un fil par projet ou par groupe amené à travailler ensemble assez longtemps. Cependant on peut avoir un peu le même problème de manque de synthèse si ce sujet de la synthèse périodique de la discussion n’est pas traité et si le rôle de secrétaire n’est pas attribué. Rien n’est fait en général dans ces outils pour attribuer des rôles (facilitation, secrétariat,…) aux membres. Il n’y a pas de lien prévu a priori vers un/des document(s) de synthèse. Il n’y a pas de possibilité de mettre en place un équivalent à un « ordre du jour » (à part une description du fil, c’est succinct !), et si sur un sujet une personne souhaite une réponse pour tel jour elle doit le préciser explicitement. Par ailleurs, les discussions sont souvent « empilées » et pas « threaded » ce qui fait qu’on ne peut pas répondre à un message plus ancien, on perd alors une partie de l’intérêt de l’asynchrone.

-> Outils utiles, en complément d’autres (gestionnaire de fichiers, agenda partagé), et à condition qu’ils soient organisés en « threaded »

Exemple de discussion sous framateam
Exemple de discussion « threaded » : les réponses sont indentées

Les wiki

Avec les wiki, on entrevoit une brique complémentaire à ces discussions, puisque un espace wiki est justement fait pour réaliser de la synthèse de connaissance. Le fait de pouvoir suivre les versions des pages sécurise le contenu informationnel, et permet de « rendre à César ce qui est à César » c’est-à-dire de savoir qui a réalisé telle ou telle étape de la synthèse (contrairement au pad). Chaque page peut correspondre à un projet ou une partie de projet. J’ajoute que les moteurs de wiki intègrent maintenant une gestion de droits très pointues pour la visualisation, l’édition et même la possibilité de faire des commentaires sur les pages.

Certains wiki se dotent d’extensions avec des calendriers, des cartes, et peuvent faire office de véritables « gare centrales » pour l’intranet d’une grande organisation, par exemple. Les moteurs de wiki disponibles diffèrent par leurs modèles économique, l’approche plus ou mois structurée de l’arborescence de pages (donc de projets et/ou d’équipes), la technologie,… Par exemple, MediaWiki, le moteur de Wikipédia, et vraiment plus adapté au partage massif d’information qu’à la collaboration en équipe

-> Outils utiles, en complément de la partie discussion (qui peut être réalisée via la possibilité de commentaires de pages), particulièrement si le wiki permet l’identification des membres avec une partie annuaire – interconnaissance des membres dans une équipe.

Pafe d’un site sous yeswiki, qu’on édite en un double-clic

Les outils dédiés aux organisations en gouvernance partagée/participative

Holaspirit ou Glassfrog : L’intérêt de ces outils réside surtout dans la partie visualisation de la gouvernance, en cercle car sinon, il sont hyper structurés pour les processus holacratiques, donc peu flexibles. Difficile de les utiliser dans un cadre non prévu : ce n’est pas une réunion de gouvernance, de stratégie ou de triage opérationnel ? Ce n’est pas utilisable. Difficile même à utiliser dans le contexte prévu car trop contraignant. Peu d’interfaçage possibles. Modèle propriétaire (un comble pour ce genre d’outils)

Loomio : Outil de prise de décision, comme une plateforme collaborative (donc avec les mêmes défauts), mais avec la partie vote possible pour chaque discussion. Intérêt : permettre un vote à distance pour des résolutions d’AG, par exemple. Par contre, ne permet pas simplement de co-élaborer les propositions, seulement de les amender à la marge. Pour moi, au-delà de cet usage en grande AG à distace, il s’agit un peu d’un gadget. De plus non propriétaire.

-> Ces outils trop spécifiques et fermés pour encapaciter réellement et largement la collaboration

Notion

Cet outil qui apparaît assez « magique » pour ses utilisateurs, récapitule en fait un éditeur markdown, et un générateur d’appli no code basé sur la possibilité de générer et d’utiliser des bases de données, ce qui permet de créer, par exemple, des kanbans. Les projets peuvent être au centre du travail. Cet outil se positionne en fait comme une sorte de wiki puisqu’il y a une gestion de version. Il manque une partie simple de discussion, où la contribution de chacun est attribuée, qui en ferait un espace d’échange sécurisé. Comme MS Teams, le business model de Notion n’est pas ouvert donc il ne sera pas envisagé de le diffuser au grand public. Par ailleurs, d’autres outils intègrent du NoCode, par exemple yeswiki.

-> Notion est un outil intéressant, mais pas magique !

Les drive

L’information y est potentiellement très structurée, mais pas forcément directement liée à des espaces de discussion.

-> Outils complémentaires, bien qu’on puisse commencer par eux si l’équipe a la possibilité de travailler en présentiel ou du moins en synchrone. Ce ne sont pas des outils de collaboration stricto sensu, mais de partage de données.

En conclusion

Pour vraiment permettre la collaboration asynchrone, un outil doit :

  • Mettre le projet au centre (l’organisation se fait autour de la notion de projet)
  • Mettre également l’équipe au centre (le projet de vie d’équipe étant un projet en lui-même !)
  • Disposer d’espaces de discussion « threaded » sécurisés
  • Disposer d’espaces collaboratifs de synthèse (de type wiki) dépendants du projet et/ou de l’équipe (et pas de documents, dossiers, ou autre) donc articulés aux discussions
  • Être en lien avec un système de gestion de fichiers, pour la mise à disposition de documents aux membres
  • Permettre l’identification et l’interconnaissance des membres (en parallèle de celle nécessaire « en réel »), la gestion des droits
  • Permettre de rendre visibles des délais, des ordres du jour, une attribution des tâches (qui peuvent être suivie par kanban, mais pas forcément !)
  • Être responsive (utilisable sur ordi et smartphone)

Et aussi :

  • Ne pas constituer un énième outil anecdotique et/ou propriétaire, mais pouvoir être utilisé massivement, dans plusieurs contextes de collaboration, de façon ouverte.
  • Ne pas « appâter » l’utilisateur avec un fonctionnement qui permettrait de collaborer « en un clic » : ce ne sera jamais dans ce cas que de la réaction. La vrai collaboration implique travail, effort, pour contribuer de façon pertinente et sobre, mais
  • ne pas faire fuir l’utilisateur avec une interface ou une gestion de connexion trop compliquées non plus !

Le reste, le cadre et le processus que s’imposent les membres de l’équipe dans l’utilisation de ces outils, relève de leurs responsabilités*. Car ils et elles restent libres de collaborer sur les outils numériques asynchrones, ou de ne pas y collaborer, selon leurs enjeux et besoins.

*et si vous êtes dans ce cas, je suis à votre disposition pour vous accompagner !